« J’ai si mal,
… Papa a été fusillé par les Allemands, le 21 septembre 1942 (il avait 42 ans) au camp de Souge à Bordeaux. J’avais 17 ans… j’en ai maintenant 84. Je suis traumatisée à vie, je le pleure encore. On lui a fait écrire une lettre une heure avant d’être fusillé. Ils étaient 70. Nous ne l’avons su qu’un mois plus tard. Nous ignorions avec Maman, qu’il faisait partie de la Résistance.
La rue qui passait devant notre maison se nomme toujours… à Saint-Louis-de-Monferrand. J’ai abrégé les explications, mais je me souviens de tout comme si c’était hier. Je vous demande pardon pour cette longue lettre, mais j’ai si mal… »
« Je me souviens,
C’était en juillet 1942, j’avais un laissez-passer pour aller en vacances en zone libre. Maman m’avait accompagnée jusqu’à Langon, limite de la zone occupée. Papa n’avait pu nous accompagner, devant travailler. En réalité, il avait une réunion clandestine dans un café avec d’autres membres de la Résistance.
Après avoir eu mes bagages fouillés, mon violon désaccordé (au cas où j’aurais transmis des documents) j’ai pu prendre mon train.
Quelques jours plus tard, par carte découverte, maman m’a annoncé l’arrestation de papa.
Je me souviens, j’ai éclaté en sanglot en disant: Je ne reverrai jamais plus mon papa. Ma grand-mère a essayé de me consoler mais au fond de moi-même, je savais…
Oh, oui je me souviens:
Ce jour-là ma vie de petite fille heureuse et choyée a basculé dans le monde des adultes.
Mon enfance m’a été volée à 9 ans.
J’ai appris la méchanceté des adultes vis à vis d’une petite fille qui n’avait plus son papa pour la défendre, qui avait une maman repliée sur son chagrin. J’ai supporté sans me plaindre les brimades d’une institutrice pro collaboratrice, les gens qui vous évitent comme si on était une pestiférée, sans compter les réflexions méchantes tant d’enfants que d’adultes.
« À mon retour de vacances nous sommes allées maman et moi le 22 septembre 1942 au Fort du Hâ pour essayer d’avoir des nouvelles de papa. Un Allemand, une liste à la main nous a dit : « M … parti … » (il avait été fusillé la veille – ndlr)
Mon frère est né six mois après la mort de papa. À 13 mois, il est parti à la campagne pour vivre chez notre grand-mère. J’ai très mal vécu cela. Après mon papa qui m’a été enlevé, c’est mon frère qui me quittait. L’atmosphère à la maison était triste et pesante.
Nos écoles étaient réquisitionnées par les Allemands, nous manquions de tout, d’argent, de nourriture. Je ne pouvais plus faire d’études de violon comme mon père le désirait. Je ne l’avais plus pour me donner des cours de dessin et de peinture.
J’étais perdue dans un monde hostile. Je me suis mise à faire l’école buissonnière…
Mon frère ne peut se souvenir.
Mais ce que je sais, c’est que nous sommes restés marqués par l’absence de notre père. Un père qui a donné sa vie comme tant d’autres, pour que nous, ses enfants puissions vivre libre dans une France libre. »
« Je n’ai jamais revu maman
Je n’avais pas encore sept ans. C’était un vendredi. Je revenais de l’école, à midi … La maison était pleine d’hommes en civil qui fouillaient partout : dans la cuisine, dans les chambres, dans les tiroirs…
Mon père est revenu du travail et tout le monde est reparti emmenant mes parents. Direction: le « Fort du Hâ ».
Le dimanche, maman revenait. Comment avais-je vécu ces deux jours avec ma sœur ? Je ne me souviens plus. Peut-être chez des voisins, des amis …
Puis papa fut transféré dans le quartier de Bacalan. Là, nous allions lui rendre visite très souvent. Ils étaient nombreux. Beaucoup de Bèglais.
Une fois, je me souviens, papa est venu passer la journée à la maison. Aurait-il pu profiter de cette journée pour passer en zone libre, ne pas revenir au camp ? Sûrement … Mais il laissait sa femme et ses deux filles. Il ne l’a pas fait.
Puis tout le monde fut transféré à Mérignac. Là, tous les dimanches, nous partions le voir. Je me souviens: un grand portail, une guérite, une grande cour, des baraquements et là, papa et ses « copains ».
Puis, un jour, un officier allemand a été tué, On a pris cinquante otages à Mérignac. On les a fusillés le 24 octobre 1941. Parmi eux, il y avait mon père.
Je n’avais pas huit ans. Je me souviens encore.
Puis la vie hélas a continué. Maman et ma sœur ont continué le combat, distribué des tracts, aidé et caché des réfugiés.
En juillet 1942, je revenais de l’école, c’était un samedi il y avait un mot sur la table de la cuisine. Maman avait été arrêtée elle aussi.
Je ne l’ai jamais revue. Fort du Hâ, Romainville, Auschwitz.
J’avais huit ans et demi. Je me souviens toujours. »
« J’avais dix ans depuis trois jours quand, le 8 février 1941 mon père a été arrêté, j’avais dix ans depuis trois jours !
J’étais jeune mais je me souviens : d’abord interné à Bacalan, puis transféré à « Mérignac-Pichey », il est resté dans ce camp jusqu’au 24 octobre 1941, date à laquelle il a été fusillé parmi les 50 otages au camp de Souge.
À diverses reprises, ma mère dans l’impossibilité de se libérer m’a envoyée seule lui rendre visite et lui porter quelques maigres provisions.
Nous habitions Libourne. Il fallait donc se rendre à Bordeaux, ce que je faisais grâce à une voisine qui assurait une liaison de transfert de colis entre ces deux villes et me déposait près des Quinconces pour prendre un tram jusqu’à Mérignac-Pichey.
Lors d’une de ces visites, alors que je descendais du camion, j’ai vu un tram partir. J’ai couru, ai pu le prendre en marche et n’ai réalisé mon erreur qu’en arrivant au terminus : Mérignac et non Pichey.
Bien jeune et inexpérimentée, j’ai continué le parcours à pied, désespérée et en pleurs. C’est alors qu’une carriole tirée par un cheval s’est arrêtée à ma hauteur. L’homme qui la conduisait m’a questionné sur mon chagrin et m’a proposé de me conduire à ma destination.
Mais auparavant, il devait livrer des fruits et légumes dans diverses résidences où des Allemands s’étaient installés. Je garde de cet homme un souvenir touchant : conscient du temps qui s’écoulait et du retard qu’il me faisait prendre, pour tenter de calmer mes pleurs, il m’offrait des bananes.
Et quand enfin nous sommes arrivés, c’était la fin des visites ! ! ! !
J’ai aperçu mon père qui raccompagnait une amie bordelaise venue le voir. Devant la déception de la petite fille que j’étais, le gardien m’a permis de rentrer et dans le grand hangar qui servait de parloir, j’ai pu partager un moment avec mon père.
Des deux ou trois autres visites que j’ai pu faire au cours de son internement, celle-ci m’a laissé une trace très forte ».
J’avais 21 ans. C’était une belle journée ensoleillée du mois de décembre 1944.
Après de longues recherches, sans résultat, dans les compagnies militaires issues des maquis de Dordogne Nord, où mon frère Robert, et son camarade Guy, avaient participé aux différentes actions de ces groupes, depuis février, nous avions appris, par l’Office des Fusillés de Bordeaux, que ces deux jeunes, 19 et 20 ans, avaient été fusillés le 29 juillet 1944, à Souge et qu’une reconnaissance des corps devait avoir lieu.
Maman et moi, ainsi que les parents de Guy étaient donc présents, ce jour-là, dans la clairière, devant les dizaines de cercueils contenant les corps retrouvés dans les fosses communes.
Aujourd’hui, j’ai 87 ans, et j’ai toujours cette vision aussi présente.
Vint le moment où chaque cercueil fut ouvert l’un après l’autre, et la vision de ces corps, couleur de la terre qui leur avait servi de linceul fut un choc. Quand je pense à mon frère, c’est cette dernière image qui a presque effacé toutes les autres de sa vie et qui se présente à mes yeux.
Les personnes qui ont assisté à cette cérémonie ne doivent plus être très nombreuses, aujourd’hui, mais je pense que, comme moi, c’est le souvenir le plus terrible de ma vie, de leur vie, qui nous accompagnera jusqu’à notre disparition.
La recherche du plus petit indice qui pouvait nous faire reconnaître, sans contestation possible, celui que nous devions ramener chez nous, défile devant mes yeux. Mais nous étions tellement surpris, tellement bouleversés, que si nous étions sûrs d’avoir reconnu Guy, il fallut une deuxième ouverture des cercueils, dont les corps n’avaient pas été reconnus lors de la première, pour enfin, avoir sous nos yeux, Robert, identifiable, sans aucune restriction : il portait un pull-over que j’avais tricoté moi-même.
C’est le film qui passe et repasse dans ma tête, encore et encore ….
J’ai dit tout cela dans la bibliographie de Robert POURTAU et Guy IMBERT, que j’al envoyée à Monsieur DUROU, il y a plusieurs années, mais, aujourd’hui, j’avais besoin de vous le redire encore.
Parce que vous êtes ceux qui peuvent le mieux me comprendre et que peu de personnes ayant vécu ce jour-là, avec moi, ces mêmes scènes sont encore en vie.
Nous savons maintenant que ce n’est pas le 1°juillet, mais le 1° août que l’exécution eut lieu mais l’état-civil mentionne toujours le 29 juillet.
Si cela vous intéresse, vous pouvez publier cette lettre dans un de vos journaux ou la lire à une manifestation, où je ne peux plus me rendre car j’habite Paris.
Paris le 7 juillet 2010
Jacqueline Pourtau-Klatzmann