La politique des otages

Le 1er juillet 1941 le Parti Communiste clandestin reçoit un télégramme de l’Internationale Communiste lui demandant de détruire les dépôts et les usines de production d’armes et d’utiliser tous les moyens pour empêcher le transport des armes et des troupes allemandes. De petits groupes communistes multiplient les sabotages.

Les autorités d’occupation fixent la peine de mort comme sanction applicable à toute activité en faveur du Parti communiste interdit. Au nom de la lutte contre le « judéo-bolchévisme » elles procèdent à des arrestations massives de Juifs sous prétexte de vouloir réprimer l’agitation communiste. L’ambassadeur allemand à Paris Otto Abetz tiendra un peu plus tard ces propos édifiants: « Même lorsqu’il est clairement prouvé que les auteurs d’attentats sont des Français, il est bon de ne pas mettre cette constatation en relief, mais de tenir compte de nos intérêts politiques, et de prétendre qu’il s’agit exclusivement de Juifs et des agents à la solde des services de renseignement anglo-saxons et russes ».

Deux jeunes communistes (« le juif Samuel Tyszelman et le nommé Henry Gautherot » d’après l’avis placardé dans les rues de Paris) sont fusillés le 19 août.

Le 21 août 1941, l’assassinat à Paris de l’aspirant Moser par « Fabien», Pierre Georges, ouvre la phase de la lutte armée au plan national contre les militaires allemands.

Le 23 août, nouvelle directive : tous les Français arrêtés « par les autorités allemandes en France ou pour celles-ci sont considérés comme otages ». 3 fusillés le 6 septembre. Mais ces mesures sont insuffisantes pour Hitler.

Le 16 septembre, un nouveau décret du haut commandement de la Wehrmacht, signé du maréchal Keitel, ordonne « l’exécution de 50 à 100 communistes pour chaque soldat allemand assassiné ». Et pour les « aider à préparer les listes », les chefs de régions reçoivent daté du 28 septembre un « code des otages » qui détermine les priorités suivantes :

« a) les anciens élus des organisations communistes et anarchistes, ainsi que les permanents ;
b) les personnes qui se sont adonnées à la diffusion de l’idéologie communiste par la parole ou par les actes, par exemple par la rédaction de tracts (intellectuels) ;
c) les personnes qui ont montré par leur comportement qu’elles étaient particulièrement dangereuses (par exemple, agresseurs de membres de la Wehrmacht, saboteurs, receleurs d’armes) ;
d) les personnes arrêtées pour distribution de tracts ;
e) les personnes arrêtées récemment à la suite d’actes de terreur ou de sabotage en raison de leurs relations avec l’entourage des auteurs supposés des dits actes. »

Dans la foulée de l’attentat du 21 août de Paris, l’organisation spéciale (OS) du Parti communiste décide de porter la lutte en province et d’envoyer trois commandos à Rouen, Nantes et Bordeaux.
Le 20 octobre le Feldkommandant de Nantes, Karl Hotz, est abattu.
Le 21 octobre, Pierre Rebière exécute le conseiller militaire Reimers à Bordeaux.

48 otages sont fusillés à Châteaubriant, Nantes et Paris en représailles de l’attentat de Nantes, 50 au camp de Souge.
Dans les deux cas, les listes sont préparées par les services de police français et arrêtées par les Allemands. Pour que l’ensemble de la population se sente concernée, ceux-ci prennent soin de constituer une liste comprenant des communistes et des non communistes.

Les 50 otages, qui sont ils ?

35 d’entre eux sont issus du camp de Mérignac (cf Prisons et lieux d’internement) et étaient connus comme militants communistes internés pour certains depuis la rafle du 22 novembre 1940. À tous il est proposé, sans succès, de se renier pour avoir la vie sauve. Deux d’entre eux (Charles Nancel Pénard et Roger Allo, anciens « brigadistes » ayant défendu la République espagnole en 1936) sont, la veille de la fusillade du 24 octobre, conduits au Fort du Hâ, et invités par le Préfet Pierre-Alype… une nouvelle fois… à se renier. Sans succès, évidemment.

Les 15 autres victimes étaient détenues au Fort du Hâ.
– 7 appartenaient au groupe gaulliste « Alliance de la Jeunesse/Bergez-Auriac ».
André Bergez, étudiant en océanographie, collecte plans et renseignements économiques et militaires sur les troupes d’occupation, l’aéroport et les usines qui travaillent pour l’armée allemande. Ces informations sont transmises à Londres par l’intermédiaire de Jean Auriac, professeur de médecine à la faculté de Bordeaux.
Le commissaire Poinsot va réussir à infiltrer le groupe avec une employée de la préfecture, Geneviève Sauvaneix, qui l’informe fidèlement de son fonctionnement (condamnée à mort par la Cour de Justice de Bordeaux à la Libération, sa peine sera commuée en travaux forcés à perpétuité ; elle aurait bénéficié, par la suite, d’une remise de peine).
Ses rapports vont permettre, successivement, les arrestations de l’essentiel du groupe. André Bergez s’évade, et sera repris en décembre 1941, avant d’être déporté et décapité à la hache le 31 août 1943 à Cologne). Le professeur Auriac se suicide pour protéger son groupe.
Internés au Fort du Hâ, ils sont condamnés par le tribunal militaire allemand le 17 octobre 1941.
Les 7 seront fusillés comme otages avant même d’avoir reçu la sentence. Ils seront reconnus membres du réseau « Armée Volontaire ». Ce sont Jean Blanc, Jean Girard, Pierre Girard, Louis Guichard, Jean Michel, Jean-Baptiste Raufaste, Pierre Vilain

-Les trois résistants OS/FTP du Pas de Calais :(dans En savoir plus, Pour approfondir, La politique des otages, le 24 octobre 1941

Henri Bonnel, Emile Dupin, et Alfred Wattiez sont membres d’un groupe de résistance FTP de Lens depuis 1940 selon l’attestation du capitaine Caron. Ne sont-ils pas plus vraisemblablement membres de l’OS, puisque les FTP n’ont été crées qu’en 1941 ?

Après l’invasion en 1940, la région Nord Pas de Calais, classée « zone interdite » rattachée à la Belgique, passe sous administration allemande. Dans cette région minière, arrêts de travail et grèves perlées, fortement encouragées par les communistes, vont se développer. Durant l’hiver 1940-1941, la famine menace les mineurs. Le mécontentement grandit. Les autorités allemandes s’appliquent à repérer les « meneurs » des luttes ouvrières et à réquisitionner les jeunes mineurs. Après les mesures prises par l’occupant et l’arrestation de 200 mineurs en janvier 1941, la protestation va s’amplifier et conduire à la grève générale de tout le bassin houiller du Nord-Pas de Calais, du 27 mai au 9 juin 1941.

Le 4 mars 1941, ces trois jeunes, avec l’autorisation de leur chef de groupe, traversent la « ligne de la Somme », démarcation entre le Nord-Pas de Calais et le reste de la France, pour rejoindre l’Espagne et s’engager dans les FFL en Angleterre.

Arrêtés par les allemands à la frontière espagnole le 9 mars 1941, ramenés à Bordeaux et internés au Fort du Hâ, ces trois amis, au même parcours, seront fusillés comme otages, le même jour, le 24 octobre 1941.

– 2 étaient des marins bretons essayant de rejoindre l’Afrique du Nord et arrêtés au passage de la ligne de démarcation, René Audran et Roger Leborgne.

– 2 des Jeunesses communistes, René Jullien, René Rouchereau.

– et 1 jeune syndicaliste étaient, eux, incarcérés pour action de résistance, Raymond Lagoutte.

À la Libération les familles ont été invitées à reconnaître les corps enterrés sur place, avant qu’il soit procédé à de nouvelles inhumations dans plusieurs cimetières de l’agglomération bordelaise notamment.

Comment les 70 otages ont-ils été « choisis » ?

Les fiches de police les qualifient très souvent de « vieux communistes », ce qui est exact pour beaucoup, mais pas pour tous.
Leur caractéristique particulière est que pour la quasi totalité, ils ont été arrêtés entre le mois de mai et début septembre 1942 et internés au Fort du Hâ ou à la caserne Boudet.
Certains avaient déjà séjourné au camp de Mérignac et s’en étaient enfuis pour entrer dans la clandestinité, d’autres avaient déjà été arrêtés puis relâchés faute de preuves.
Propagande, collecte de fonds destinés aux familles et aux clandestins, fabrication de fausses cartes d’identité, sabotage de pièces d’avions fabriqués dans les usines de la SNCASO, tels sont les motifs de leurs arrestations.
Celles-ci ne donneront pas lieu à jugement, puisque avant d’être présentés devant un tribunal, ils seront désignés comme otages et fusillés.

Ce fut la seconde fusillade massive au titre de la politique des otages.

Le compte-rendu d’exécution : « Incident néant »

Avec une méticulosité remarquable et une froideur toute administrative, le texte qui figure ci-dessous dans sa version allemande et dans sa traduction retrace les derniers moments des 70 victimes.

Version allemande :

CR_21_09_1     CR_21_09_2      CR_21_09_3     CR_21_09_4     CR_21_09_5

Traduction en Français :
« Suite à l’ordonnance émanant du Haut – Commandement SS et de la police du 18.9.1942, il a été procédé à l’exécution par fusillade, à Bordeaux, de 70 otages dont la liste a été communiquée par ordonnance du 19.9.42 au Kommandeur de la Police de Sécurité (S.D.), détachement de Bordeaux.
Ces 70 détenus, nommément désignés sur la liste ont été transférés à la maison d’arrêt de Bordeaux le 21.9.42 sur ordre du Kommandeur du S.D. du 20.9.42.

La déclaration suivante :
« Vous allez être fusillés en représailles des attentats perpétrés ces derniers temps contre des membres de l’armée allemande et contre des civils allemands sur incitation du Parti communiste. La fusillade aura lieu dans deux heures. Auparavant, vous avez la possibilité d’écrire une dernière lettre à vos parents et de recevoir la visite d’un ministre allemand de votre religion. Evitez toute allusion politique dans vos lettres car elles ne seraient pas envoyées.
A été lue le 21.9.42 à 16 heures.
– aux détenus désignés en suivant sous les numéros de 1 à 20 par le capitaine SS LUTHER, accompagné par le chef SCHMIDT, interprète à la Feldkommandantur 529 de Bordeaux ;
aux détenus désignés en suivant sous les numéros 21 à 40 par le sous-lieutenant SS Loeblich
accompagné par le chef Dr Hortsmann de la Feldkommandatur 529 de Bordeaux comme interprète ;
– aux détenus désignés en suivant sous les numéros 41 à 70, à 17 heures, par le sous-lieutenant SS DOBERSHUTZ, en compagnie de l’adjudant WEBER, de la maison d’arrêt de Bordeaux, comme interprète.

La déclaration a été répétée en français par les interprètes.

Les ministres des cultes allemands ci-dessous ont été introduits dans la maison d’arrêt afin d’assister les condamnés qui le désiraient avant leur sortie de prison :
Aumônier supérieur GRESS auprès de l’Etat-Major d’armée N°1 ;
Aumônier de division ISELLY auprès de la division d’infanterie 708 ;
Aumônier de guerre FIEDRICH près de la Kommandantur locale de Bordeaux ;
Aumônier de guerre LOHMANN près de la Kommandantur locale de Bordeaux ;
Aumônier de guerre FERBER de l’hôpital militaire de Bordeaux.
Les aumôniers 1-5 sont de religion catholique.

Deux heures après la lecture de la déclaration, les détenus ont été conduits au terrain de manœuvres de Souge par un détachement de la Feldgendarmerie de la Feldkommandantur N° 529.

Le responsable de l’exécution et chef du peloton d’exécution était le capitaine HUCK, commandant la 2è compagnie du 722ème bataillon de territoriaux ; Assistaient également à l’exécution :
2. Le capitaine SS LUTHER, kommandeur du détachement de Bordeaux de la Police de Sécurité (S.D.) ;
3. Le sous-lieutenant SS LOEBLICH, du détachement de Bordeaux de la Police de Sécurité (S.D.), comme secrétaire ;
4. Le chef SCHMIDT, de la Feldkommandantur 529 de Bordeaux, et
5. Le chef Dr HORTSMANN, de la F.K. 529 de Bordeaux comme interprètes ;
6. Le médecin-colonel Dr SEYERLIN et
7. Le Dr GERDES, tous les deux de la Feldkommandantur 529, comme médecins ;
de 8. à 12. Les ministres des cultes sus-désignés sous les numéros de 1 à 5 ;
13.
le lieutenant MULLER, commandant le détachement de Feldgendarmerie ;
Etaient également présents :
14.
Le lieutenant SS DOBERSHUTZ ;
15.
L’adjudant SS DOHSE ;

Le premier groupe composé des détenus désignés nommément sous les numéros 1 à 20, en suivant, arriva à 18 heures sur le terrain de manœuvres de Souge. La déclaration suivante leur a été lue par le capitaine SS LUTHER :
« Je dois vous faire part de l’ordonnance suivante émanant du Haut – Commandement SS et de la Police : Malgré de multiples avertissements, de nouveaux attentats ont été perpétrés, ces temps derniers, contre les membres de l’armée allemande ainsi que contre des civils par des criminels communistes. En représailles, j’ordonne que soient fusillés : 70 détenus de Bordeaux (4) et 46 de Paris, coupables d’activités communistes ou hostiles à l’Allemagne. »
L’interprète répéta ce texte en français. Le ministre du culte prononça les dernières paroles. Aussitôt après, les détenus, conduits les yeux bandés au lieu d’exécution ont été fusillés. Le médecin a constaté la mort des détenus 1 à 10 à 18 h 12.
Les groupes suivants de chacun 10 hommes arrivèrent au lieu délimité sur le terrain de manœuvres et ont été soumis à la même procédure, aux heures suivantes :
Groupe 2 :
Constitué par les détenus désignés sous les numéros de 11 à 20 en suivant. Arrivés sur terrain de manœuvres à 18 h 10. Mort constatée à 18 h 27.
Groupe 3 :
Constitué par les détenus désignés sous les numéros de 21 à 30 en suivant. Arrivés sur le terrain de manœuvres à 18 h 30. Mort constatée à 18 h 42.
Groupe 4 :
Constitué par les détenus désignés sous les numéros de 31 à 40 en suivant. Arrivés sur terrain de manœuvres à 18 h 45. Mort constatée à 18 h 50.
Groupe 5 :
Constitué par les détenus désignés sous les numéros de 41 à 50 en suivant. Arrivés sur terrain de manœuvres à 19 h 45. Mort constatée à 19 h 58.
Groupe 6 :
Constitué par les détenus désignés sous les numéros de 51 à 60 en suivant. Arrivés sur terrain de manœuvres à 19 h 58. Mort constatée à 20 h 03.
Groupe 7 :
Constitué par les détenus désignés sous les numéros de 61 à 70 en suivant. Arrivés sur terrain de manœuvres à 20 h 10. Mort constatée à 20 h 20.


Un commando de travail composé de prisonniers de guerre noirs mettait les cadavres dans des cercueils à chaque reprise et nettoyait le lieu d’exécution.
Les corps ont été ensevelis en attente sur le terrain de manœuvres. Ils seront peu à peu transférés, dans les prochaines semaines, dans sept cimetières différents, dans des tombes isolées et réparties dans l’ensemble du cimetière.

Incident : néant.

Capitaine SS LUTHER
Sous-Lieutenant SS LOEBICH